Les coulisses du choix : auteurs et thématiques en édition sciences humaines et sociales

30 novembre 2025

Décortiquer l’édition SHS : entre convictions, actualité et héritage

En sciences humaines et sociales (SHS), l’édition échappe à la logique du « best-seller » et s’ancre résolument dans celle du sens. Les catalogues des maisons d’édition qui façonnent cet univers n’ont rien d’un simple assemblage de textes : ils résultent d’alliances entre héritage intellectuel, vigilance sur le présent et prise de risques éditoriale. Comment ces maisons repèrent-elles les voix à soutenir ? D’où puisent-elles leur inspiration afin de choisir les thématiques qui structureront – ou bousculeront – notre regard sur la société ? L’enquête éditoriale commence bien en amont du livre fini et, souvent, loin des projecteurs.

L’équilibre unique de chaque maison : lignes, héritage et visions

Il existe, en France, plus de 300 éditeurs de sciences humaines et sociales, depuis les piliers historiques entourés d’aura – La Découverte, Seuil, Gallimard, EHESS – aux entités plus récentes et audacieuses comme Lux, Anamosa ou Premier Parallèle (source : Syndicat national de l’édition, 2022). Chacune navigue avec sa propre identité, forgée parfois depuis un siècle, souvent autour d’une ligne forte :

  • Les maisons à vocation généraliste, telles que Le Seuil ou Gallimard, privilégient la diversité et la confrontation des points de vue, s’ouvrant à de grands noms de la philosophie, la sociologie ou encore l’histoire – de Pierre Bourdieu à Mona Ozouf.
  • Les éditeurs militants ou thématiques, comme La Découverte, revendiquent un engagement. C’est ici que l’actualité, la pensée critique, l’inclusion ou l’éducation populaire deviennent de véritables boussoles.
  • Les spécialistes, à l’instar de l’EHESS ou Vrin, inscrivent chaque publication dans une tradition, valorisant la transmission des savoirs académiques et la continuité du débat intellectuel.

Cette identité n’est pas qu’une étiquette : elle conditionne le choix des projets, leur mise en forme, le ton à privilégier, et la mise en valeur d’un point de vue plutôt que d’un autre. Au cœur de ce processus : l’exigence de cohérence avec le catalogue, le refus de céder à la mode pure ou à la simple rentabilité.

Des auteurs repérés, révélés ou sollicités : les multiples voies de la rencontre éditoriale

Le premier mythe à dissiper : non, le manuscrit envoyé par la Poste n’est pas le canal principal pour faire émerger les voix en SHS. Selon une enquête menée en 2021 par l’ADSHS (Association pour le Développement des Sciences Humaines et Sociales), seuls 5 % des ouvrages publiés chez les grands éditeurs proviennent de manuscrits spontanés. La sélection passe souvent par d’autres chemins :

  • Le réseau universitaire : Les chercheurs, doctorants et enseignants-chercheurs publient d’abord dans des revues, colloques ou chez des petits éditeurs académiques. Les maisons plus généralistes ou engagées repèrent dans ces cercles les auteurs qui font « bouger les lignes » (source : « L’Édition scientifique en mutation », Le Monde, 2021).
  • L’accompagnement éditorial sur-mesure : Nombre d’éditeurs travaillent en amont avec des auteurs prometteurs. L’exemple de Premier Parallèle ou Anamosa est éloquent : de jeunes chercheurs sont aidés à transformer une thèse ou un mémoire en essai accessible, mais solide, adapté aux lecteurs non-spécialistes.
  • La sollicitation directe : Les maisons en quête d’audace n’attendent pas les manuscrits. Elles contactent universitaires, journalistes, personnalités engagées ou figures émergentes dont la voix fait écho à une actualité brûlante – récemment, par exemple, sur les thèmes de genre, du climat ou des nouvelles migrations.
  • L’effet bouche-à-oreille : Les éditeurs sont à l’écoute des tendances mais aussi des conversations qui traversent laboratoires de recherche, podcasts, réseaux militants ou festivals (Les Rendez-vous de l’histoire à Blois, Colloques de l’EHESS, etc.).

La découverte de nouveaux auteurs ne relève donc pas du simple hasard, mais d’une veille active où la curiosité intellectuelle côtoie l’exigence scientifique.

Le choix des thématiques : entre résonance sociétale, prospective et engagement

Dans les sciences humaines et sociales, la sélection des thèmes fait presque œuvre de cartographie sociale. Les éditeurs scannent le monde – ses crispations, ses ruptures, ses rêves – pour anticiper, questionner ou déconstruire. Les grandes tendances thématiques depuis la dernière décennie se dessinent nettement :

  • Les inégalités sociales et identitaires : classe, genre, race, intersectionnalité, LGBTQIA+, majorité-minorités : ces sujets ont bondi dans les catalogues, portés par le renouvellement des travaux universitaires et l’irruption des débats publics (source : Rapport DEPS 2023, Ministère de la Culture).
  • Les crises écologiques et sociales : la montée du « climat » comme urgence éditoriale accompagne la demande citoyenne et scientifique de nouveaux récits, de « désanthropocentrer » le monde (Éditions Wildproject, PUF).
  • La démocratie, les mouvements sociaux, la citoyenneté : les neurosciences sociales, la désinformation, la violence politique ou l’histoire des résistances nourrissent un regain d’essais et de synthèses, à l’instar de la collection « Liberté d’édition » chez Libertalia.
  • La mondialisation et ses effets : migrations, hybridation culturelle, question du travail et nouvelles technologies sont devenues incontournables.
  • Les nouveaux modes de transmission du savoir : l’histoire publique, les récits de vulgarisation, la littérature du témoignage et des parcours de vie, font également florès (cf. Série « Mondes intérieurs » chez Anamosa).

Le choix des thèmes n’est jamais neutre : il s’agit souvent de s’inscrire dans l’actualité, mais toujours avec le recul et l’exigence d’analyse qui singularisent la littérature SHS.

Critères sélectifs : rigueur intellectuelle, lisibilité, et puissance d’impact

Publier en SHS n’est pas reproduire le schéma d’un livre académique. Plusieurs critères sont examinés avec minutie lors de la sélection :

  1. La rigueur scientifique : nulle place au sensationnel. Un comité de lecture – le plus souvent composé de pairs voire d’experts extérieurs – évalue la qualité de l’argumentaire, la méthodologie et la validité des sources. Chez La Découverte, par exemple, chaque manuscrit peut subir jusqu’à six lectures croisées (source : podcast « L’Arène Littéraire », 2023).
  2. L’originalité du propos : il s’agit de trouver la faille ou le point aveugle du débat public ou académique. Les ouvrages qui « inaugurent », qui déplacent le regard ou qui posent la question de façon inédite font figure de priorités.
  3. L’accessibilité du texte : un ouvrage, même ancré dans la recherche, doit toucher le lecteur citoyen. L’exigence d’écriture claire, de pédagogie, et de (re)mise en perspective est devenue prépondérante, surtout dans les maisons qui visent la diffusion hors de la sphère universitaire.
  4. L’impact potentiel, le « bruit » éditorial : Un « livre événement » en SHS s’estime moins par ses ventes que par sa capacité à nourrir la presse, à susciter débats et citations, à apparaître dans les sélections de prix ou à devenir « outil » de réflexion dans la société.

Le dialogue entre auteur, directeur de collection et éditeur est souvent intense : nombre de projets aboutissent après plusieurs mois, voire années, d’allers-retours, de réécritures et de débats.

Quand la société impose ses urgences : l’influence de l’actualité

La société, elle, surgit parfois brutalement dans le choix des titres. Attentats, crises sanitaires, mobilisation sociale, émergence de nouveaux mouvements : autant de moments où l’édition SHS joue son rôle de caisse de résonance. Lors du mouvement #MeToo, par exemple, la production de titres sur le consentement, le harcèlement, ou l’histoire du féminisme a été multipliée par trois entre 2017 et 2021 (source : rapport du Syndicat national de l’édition, 2022).

La pandémie du Covid-19 a vu naître des ouvrages sur la vulnérabilité, les hôpitaux, la solitude, l’Etat providence : chez Gallimard, plus de 25 % des essais SHS publiés en 2021 évoquaient, directement ou non, la crise sanitaire (source : chiffres internes Gallimard, Livres Hebdo, 2022).

Entre ouverture et exigence : les défis contemporains de la sélection éditoriale

Le paysage éditorial n’est pas immobile. Il affronte aujourd’hui plusieurs défis :

  • L’hyper-abondance des publications : En 2023, on compte plus de 6 500 nouveautés en sciences humaines pour le seul marché français (source : Livres Hebdo, 2023). D’où une sélection plus rigoureuse, mais aussi parfois la difficulté à faire émerger des voix « différentes ».
  • Le rajeunissement des lecteurs et la montée d’exigence sur les modes de transmission, notamment avec l’essor du podcast, de la vidéo ou du « livre court ».
  • La compétition internationale : Les grandes maisons, mais aussi les nouveaux éditeurs, scrutent les tendances mondiales, traduisent des ouvrages étrangers ou proposent des coéditions afin de nourrir leur propre réflexion.
  • L’inclusivité : La représentativité des minorités, la question des biais cognitifs dans la sélection, le souci de diversité … autant d’injonctions qui occupent aujourd’hui les comités éditoriaux.

Éclairer le monde, transmettre, secouer : la finalité d’une sélection

Ce qui fait la singularité des maisons d’édition en SHS, c’est leur engagement à choisir non seulement des sujets, mais aussi des voix capables d’incarner, de creuser, de complexifier le réel. Publier un livre en sciences humaines, c’est lancer une bouteille à la mer du débat, espérant qu’elle touche un esprit capable d’entendre, de discuter, parfois de s’élever. Là où l’émotion rencontre l’analyse, la société gagne une nouvelle manière de se dire, de se rêver, ou de se contester.

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